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Lacan lecteur de Sartre et Bataille :  à propos de la souveraineté de l’inutile

May 14, 2019

Antonio Teixeira

[1]Dans sa célèbre Théorie des couleurs (Farbenlehre), de 1791, Goethe s’insurgeait clairement contre l’optique mécaniste héritée de Newton. Goethe s’en prenait au modèle scientifique qui opère à travers la dissolution des qualités perceptives de la lumière, en vue d’appréhender leurs variations chromatiques à partir du calcul mathématique de la longueur d’onde. Il l’importait surtout de rétablir la perception de la couleur en fonction justement de l’aspect qualitatif éliminé par le savoir scientifique, en restaurant la valeur de son interprétation subjective. Ce n’était pas, à son avis, moyennant un système de primes et de calculs que l’on comprend la couleur, dont la nature ne se laisse connaître qu’à travers la participation de l’œil, qui est un organe vivant. La connaissance de la nature des couleurs n’est pas la connaissance mathématique d’un regard qui s’en sépare pour la mesurer et la calculer ; le regard qui connaît la couleur est, avant tout, un regard qui se laisse impressionner par elle et qui pour elle se fascine.

On voit clairement, dans la valeur accordée par Goethe à cette perspective romantique de la connaissance, le désir de restaurer, pour ainsi dire, une sorte de participation libidinale du sujet au regard de l’objet de la connaissance. Il s’agit d’un mode d’appréhension de l’objet opposé à ce qui serait la perception instrumentale des éléments du monde, dont la nature n’est considérée que par rapport à son usage en vue d’un calcul déterminé. Goethe cherche à fonder la connaissance de la nature dans une dimension d’immanence et de participation antérieure à la séparation qui en fut engendrée par la perception instrumental de ses éléments.

Sans doute cette dimension n’a-t-elle pas échappée à G. Bataille, pour qui la perception des éléments de la nature, sous le mode de l’ustensile, produisit le processus moyennant lequel l’homme aurait introduit dans le monde, à travers le travail, une relation d’extériorité qui interrompit la forme originale de participation subjective.  L’ustensile, aux yeux de Bataille, c’est la forme naissante de l’objet chose dans son extériorité en tant que non moi[2]. Tandis que l’élément auquel le sujet participe ne lui est pas originairement subordonné, telle la lumière à fasciner le regard de Goethe (ou la vision de Charlotte à fasciner le regard du jeune Werther), l’objet ustensile est l’élément duquel je me sépare, au sens où je cesse d’y participer pour le soumettre à une finalité qui lui est extérieure. Son objectivité dépend de la mise en place d’une perception au regard de laquelle il n’a plus de valeur en soi même ; il ne se voit saisi qu’à partir d’un système de rapports en vue d’un résultat le dépassant. Cette objectivité que la technique moderne aurait conduite, aux yeux de Heidegger, à son paroxysme, consiste dans l’interpellation de l’étant considéré comme élément d’un montage (Gestell) conçu pour diriger son appréhension sous la forme calculée de l’usage disponible[3].

Toujours est-il, ajoute Bataille, que si d’une part l’élément du monde, devenu instrument, n’est considéré que par rapport à une finalité qui lui est extérieure, la finalité elle-même que l’on cherche à atteindre, moyennant l’instrument, finit par se voir visée en tant que moyen pour un autre but qui la transcende, sans que l’on puisse déterminer, d’autre part, quelle serait la finalité dernière de ce circuit. Il en va du bâton qui creuse le sol pour assurer la croissance de la plante, laquelle est, à son tour, cultivée pour soutenir la vie de celui qui cherche le bâton pour percer le sol, et ainsi de suite, indéfiniment[4]. L’ustensile soumet, de cette façon, l’homme qui s’en sert à la servitude de ce circuit continuel, en faisant de lui même un moyen destiné à quelque chose qui lui est extérieure.  Il ne reste que l’absurdité de cet envoie infini pour justifier, poursuit Bataille,

« l’absurdité équivalente d’une véritable fin », à savoir, de ce qui n’a aucune finalité, de quelque chose qui, finalement, ne servirait à rien. Ce que la véritable fin réintroduit c’est l’être continu de la participation inutile, « perdu dans le monde comme l’eau l’est dan l’eau », au niveau duquel les éléments se retrouvent indistinctement immergés dans la dimension de la dépense improductive. On ne peut concevoir la dimension souveraine de ce qui ne sert à rien que dans ce monde où les êtres sont indistinctement superflues ; souveraineté de ce qui ne sert à rien, qui n’existe qu’en tant que fin en soi, et non pas en vue d’autre chose[5].

Absolument distinct de l’élément perdu dans ce monde immanent c’est l’objet doué de sens instrumental, en rupture avec cette continuité indistincte. L’objet chose, dépourvu de finalité intrinsèque, est radicalement extérieur au sujet qui connaît son fonctionnement, d’autant plus que son appréhension cognitive va de pair précisément avec l’extériorité qui le sépare du sujet[6]. Ce que l’on perçoit, dans l’humanisation instrumentale du monde – attestée par la présence d’ustensiles dans les plus anciens endroits dans lesquels une communauté humaine se forma -, c’est la capture de ses éléments dans un montage à définir la sphère elle même des relations coordonnées  par les lois du langage. Tout comme l’objet enchaîné dans l’assemblage utilitaire ne se voit plus concerné en lui même, mais en tant qu’une pièce mise en rapport avec le système d’usage à l’enchaîner, dans le montage symbolique structuré par le langage chaque élément signifiant retrouve sa valeur déterminée au-delà de lui même, selon les rapports qu’il entretien avec les autres éléments du système dont il fait partie.

L’introduction du travail vient ainsi rompre l’intimité que le sujet pouvait maintenir avec le monde, en substituant l’enchaînement rationnel de la provision au déchaînement libre du désir. La vérité de l’instant ne vaut plus, du moment que tout converge vers le calcul que le montage utilitaire prévoit en tant que résultat final de ses opérations[7]. C’est alors dans ce monde humanisé par le travail et structure comme un système de langage, que Bataille nos convoque à considérer le phénomène rituel du sacrifice, aussi bien que le scandale que sa pratique suscite. Mais ce n’est pas, à proprement parler, la question d’un prétendu véritable sens du sacrifice qui l’intéresse, si l’on songe aux efforts menés par les anthropologues qui l’ont précédé; à son entendement, ce que sacrifice met en question c’est justement la dimension du sens réglé par les lois du langage.

On est, donc, en droit d’affirmer que le sens du sacrifice c’est le sacrifice du sens[8]. Pour soupçonner que la logique du sens soit une logique dérivée de l’intérêt servile, Bataille propose concevoir l’expérience du sacrifice par delà la régence du sens, à l’horizon de la souveraineté inutile qui excède à tout intérêt d’usage. A ses yeux, le sacrifice n’est souverain que dans la mesure où le discours significatif ne l’informe pas. S’il n’y a nul sens, par conséquent, à s’interroger sur l’utilité sociale du sacrifice, c’est parce que le sacrifice vient en rupture justement avec le circuit de l’utilité et du sens. L’utilité du sacrifice ce serait plutôt le sacrifice de l’utilité, si l’on nous permet encore un autre chiasme, à considérer que sa fonction – si tant est que l’on puisse attribuer légitimement de fonction au sacrifice – c’est de restituer au monde sacré de la participation intime ce que l’usage servile avait dégradé en objet instrumental[9]. Le sacrifice s’oppose à l’humanisation du monde

par le travail, en dissolvant le rapport d’extériorité que le travail maintenait entre le sujet et les choses. Et du moment que l’usage servile des éléments du monde a fait un objet-chose de ce qui, originairement, serait de la même nature que le sujet, le sacrifice détruit cet objet en tant qu’ustensile, pour le restaurer dans sa relation originelle de participation intime[10].

Mais bien que son principe soit la destruction, le sacrifice ne se réduit pas, même si cette destruction est complète, à une opération d’anéantissement11. C’est seulement l’objet-chose que le sacrifice vise à détruire dans la victime, en l’arrachant au monde de l’utilité pour l’envoyer au monde du caprice inintelligible. L’objet du sacrifice ne passe à l’intimité du monde immanent qu’en laissant d’être séparé, comme il l’était, dans la subordination de l’instrument du travail. Ainsi, sa destruction, en tant qu’ustensile, exprime-t-elle le rapport du sujet au monde de l’utilité sous le mode d’une servitude à laquelle il veut échapper. Ce que l’on cherche c’est l’intimité perdue de l’existence souveraine à laquelle répond le sentiment de sacré, dont le sens est donné dans la destruction qui vise à consommer sans profit ce qui pouvait rester dans l’enchaînement des choses utiles.

Encore faut-il se rappeler que intime veut dire, pour Bataille, au sens fort du terme, absence d’individualité, de séparation12. Si l’intimité implique, selon ses mots, la violence de la destruction, c’est en raison de son incompatibilité avec la position différenciée de l’individu séparé des choses dans le monde objectivé du travail. L’intimité oppose à l’activité productrice le mouvement de contage d’une consommation au niveau de laquelle l’individualité séparée se trouve niée. Il en dérive, d’un coté, le problème incessamment posé par l’impossibilité d’être humain sans être un objet-chose, et celui d’échapper à cette objectivité sans retourner « à l’intimité sans éveil » du rêve animal, de l’autre coté. A ce problème, ajoute Bataille, on donna la « solution limitée de la fête », au sens où c’est bien un désir d’intimité indifférenciée et de destruction qui y explose, nonobstant freiné par une organisation sociale qui le contient. Le déchaînement de la fête est une opération d’une certaine façon enchaînée, enclose dans les limites d’une réalité à laquelle elle s’oppose.

Ce que l’on voit clairement, et dans la fête et dans des pratiques corrélées du potlach et du sacrifice examinées par Bataille, c’est l’expression d’une intimité niée par la même organisation sociale qui la promeut. Saurions nous alors localiser, dans cette recherche de l’intimité perdue, le rapport, défini par Lacan, que le sujet maintient avec la cause du désir, homologue, dans un certain sens, à la passion pour l’inconditionné dont Kant avait bien avant parlée ?

Eh bien, en dépit du forçage sous-jacent à toute comparaison, il nous semble possible de le supposer, au moins en partie. On sait, par exemple, que si à l’horizon de la relation au désir s’atteste l’échec de toute demande, c’est dans la mesure où par le désir s’exprime la recherche d’un absolu qui, pour se poser en

                                                                                                                                                                               

  • Idem, p. 310.

tant que fin en soi, ne saurait être mise en relation dans le montage signifiant.

C’est dans ces termes qu’il nous semble possible de penser l’objet du désir qui se manifeste dans la dimension imprédicable de das Ding, de l’Entwurf freudien, ainsi que l’objet que la demande n’atteint pas, mais autour duquel s’inscrit, selon Lacan, le contour du circuit pulsionnel13. Sans doute faut-il souligner, d’un autre coté, que si c’est dans le sens instrumental que les objets se laissent appréhender dans les filets du signifiant, ce que le rapport à la jouissance à son tour exhibe, selon Lacan, c’est la nature elle même de l’exigence pulsionnelle à se concevoir en tant que recherche de ce qui ne sert à rien14. C’est comme telle qui se pose, par exemple, la demande d’amour : l’aimant se réjouit d’être pris en tant que fin en soi-même et se sent profondément blessé au moindre signe d’être utilisé comme moyen pour une autre chose. La métaphore de la bouche qui s’embrasse elle même, proposée par Freud pour penser l’auto-érotisme, définit clairement, elle aussi, le fonctionnement du circuit pulsionnel en tant que fin en soi même, indépendamment de toute finalité que la culture vise à l’attribuer.

Il en résulte, à notre avis, que l’aspect proprement scandaleux de la découverte freudienne ne se laisse suffisamment élucider par une soi disante libération du dire sexuel ; ce scandale s’explique plutôt par le fait, mis au jour par la pratique psychanalytique, que le sexe ne se trouve naturellement subordonné, au sens d’une chose ou objet instrumentalisé du monde, à nulle finalité extérieure à sa propre satisfaction, soit elle biologique (reproduction), soit elle culturelle (sublimation). Qui plus est, s’il y a quelque chose de spécifique, par rapport au sexe, qui le met en position de scorie à l’intérieur du monde instrumentalement ordonné, ce quelque chose, que l’idée freudienne d’une perversion polymorphe infantile met au jour, c’est justement la souveraineté de la satisfaction sexuelle en tant que fin en soi, dissociée de toute sorte de lien avec les normes instrumentales de la culture.

                                                                                                                                                                              

  • Idem, p. 311. 13   LACAN, Le Séminaire : Livre S. XI – Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 162-169.

14   J. LACAN, Le Séminaire : Livre XX – Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 10.

A vrai dire il existe, Bataille le note, un aspect essentiellement contagieux dans l’activité sexuelle, qui vient exclure la possibilité de son observation objective, au sens d’une chose neutralisée par l’observation scientifique. On ne saurait pas avoir une vision objective de l’activité sexuelle, en raison de l’impossibilité elle même d’instrumentaliser cette activité comme moyen pour une autre finalité[11]. Il est impossible d’avoir du sexe une connaissance purement instrumental, du moment qu’il nous convoque toujours à une espèce de participation intime, soit sous le mode de l’excitation qui nous attire, soit sous le mode de la nausée qui nous répugne. On dit, quelque part, que le Brésil ne connaît le progresse, sous prétexte qu’ici la prostituée tombe amoureuse et le maquereau en est jaloux. Quelle que soit la validité de cette observation,  elle nous aide à penser, ne seraitce que par une voie anecdotique, que ce qui met en cause l’instrumentalisation de la pulsion, c’est justement le ratage de tout effort pour la destiner à l’usage séparé du sujet, d’où s’exclut la distance envisagée par l’objectivité scientifique.

De toute façon, il ne reste pas moins vrai que maints efforts plus ou moins ratés d’objectiver la réalité sexuelle se sont présentés, dans le but de faire du sexe une chose instrumentalisée du monde. Sauf erreur, les gens de ma génération ont certainement entendu parler du jadis célèbre rapport Shere Hite, qui consistait dans une tentative d’établir, moyennant un inventaire de témoignages recueillis par l’auteur, une sorte de configuration objectivable des avatars de la sexualité féminine. Il n’empêche que ce sont précisément les impasses de ces efforts d’objectivation du sexe qui intéressent à Bataille, lorsqu’il se penche sur le précédent masculin du rapport Hite, le rapport Kinsey, d’autant plus que ces impasses révèlent la position de scorie du sexe à l’intérieur du monde organisé par l’instrumentalisation du travail.

Au demeurant, à part les apories de ces pathétiques efforts d’objectiver le sexe à travers les pseudo-protocoles d’observation scientifique, il y a un donné qui attire particulièrement l’attention de Bataille dans le rapport Kinsey : ce n’est pas la dévotion religieuse le facteur à inhiber l’activité sexuelle, tel que l’on suppose d’ordinaire. L’activité sexuelle – le rapport Kinsey le démontre – se trouve plutôt inhibée par la dévotion au travail, de sorte que l’on observe un plus grand dégrée de cette activité dans la scorie sociale (underworld) qui s’en voit exclue. Car, si c’est à travers le travail que l’homme ordonne le monde des objets-chose et se réduit, lui-même, à une chose en tant que moyens pour les autres, cette transformation exige, du même coup, l’abdication du rapport au sexe qui ne sert à rien.

Ainsi, tandis que l’humanité, en ce qu’elle se définit selon le rapport au travail, requiert le sacrifice de l’exubérance sexuelle, la sexualité à son tour, qualifiée de bestiale, c’est ce qui oppose le plus à la réduction de l’homme à la condition instrumentale d’objet-chose. Du moment que le travail, par opposition au sexe, se pose en tant que condition pour la conscience instrumentale des choses, la scorie sociale, qui ne travaille pas, et dont le comportement va dans le sens d’une négation de l’humanité, présente une activité sexuelle dont la fréquence (49,4%, selon le rapport Kinsey) s’approche de celle que l’on retrouve dans la nature, c’est-à-dire celle de l’animalité de l’anthropoïde[12]. Que cette activité s’oppose à l’ensemble des comportements humanisés, c’est que par le travail se détermine la vie de la conscience moyennant quoi l’homme quitta son animalité, en acquérant du même coup la faculté de discernement objectif des choses. Dans la mesure où l’humanité s’est définie par son rapport au travail et à la conscience, elle a maudit l’exubérance sexuelle, en faisant du rapport au sexe une expérience qui, malgré souveraine, serait pour toujours marquée par le sentiment de dégoût et de honte.

Or, étant donné que la pulsion ne présente aucune propension naturelle à la disposition instrumentale définie par la culture, l’humanisation de l’enfant exige que l’on lui apprendre, constate Bataille, l’étrange aberration qu’est le dégoût. Il en va du même pour Freud, qui voit dans le dégoût (der Ekel) l’indice du refoulement d’une ancienne zone érogène17: le facteur qui destine le circuit pulsionnel à la finalité extérieure définie par la culture c’est le même qui engendre, dans la perception du sujet, le sentiment d’aversion face à ce qui fut autrefois objet d’un investissement libidinal. Tout comme l’aversion, le sentiment de honte qui lui correspond viennent fonctionner à la manière des digues (gleichwie Damme) destinés à retenir la libido, en forçant le sujet à interrompre son cours vers l’objet sur lequel elle auparavant coulait[13]. L’aversion ne s’y manifeste que dans la mesure où il reste, attaché à l’objet, un certain quota d’investissement libidinale qui le rend encore non séparé du sujet. Autant dire, pour reprendre la terminologie de

Bataille, que nous éprouvons d’aversion devant quelque chose par rapport à laquelle nous maintenons une espèce de participation intime, dans la mesure où la culture nous oblige à nous défaire de cette participation libidinale, pour faire place au rapport d’extériorité instrumentale des objets.

On perçoit, par conséquent, dans ce lien de participation intime qui résiste à se défaire, un élément de viscosité, inhérent à la libido, contre lequel le sujet réagit à travers les sentiments d’aversion et dégoût. Ce n’est donc pas par hasard que l’on retrouve, sous la plume de Freud, dans ses considérations sur l’analyse infinie, la surprenante expression viscosité de la libido (Klebrigkeit der Libido)[14]. Et bien que ce terme ait l’air d’évoquer, dans la vision d’un Laplanche, la représentation freudienne de la libido comme un courant liquide qui écoule, ce dont il vraiment s’agit est moins la représentation liquide d’une libido coulante que la difficulté éprouvée par le sujet de s’en laver, c’est-à-dire d’abandonner ce lien de participation intime à l’objet que la sexualité comporte. Il est plutôt question d’un résidu d’adhésion libidinale par lequel l’objet résiste à sa transformation utilitaire, en convoquant le sujet à une participation intime que cette transformation est censée interrompre. L’expérience de l’aversion serait, à son tour, la réaction subjective à l’élément visqueux qui convoque le sujet à interrompre l’enchaînement instrumental des choses dans son projet d’humanisation utilitaire du monde, en le ramenant au lien de participation intime originale.

Ainsi, l’idée d’une viscosité inhérente à la libido concerne-t-elle le rapport pulsionnel du sujet au désir qui résiste à se faire enchaîner à une finalité externe.

Si l’on voulait alors explorer le sens, pour ainsi dire, métapsychologique de ce rapport entre l’aversion et la viscosité, dont l’exemple serait le cas, mentionné par Freud, de la répulsion infantile de la natte, il vaudrait la peine d’examiner une étude peu commentée sur ce thème, du célèbre auteur de La Nausée, lequel propose une véritable analytique du visqueux, à la fin du dernier chapitre de L’Être et le Néant.

Mais avant de résumer l’analyse de Jean-Paul Sartre à propos de la qualité spécifique du visqueux, sur le point qui nous intéresse, il vaut le coup – on verra pourquoi – d’expliciter au préalable le mode sous lequel il conçoit l’appréhension de la qualité en générale. A l’en croire Sartre, la manière à travers laquelle la qualité d’un objet est perçue se trouve liée à l’appropriation que l’on fait de ce objet : pour employer ses termes, la qualité serait un effet de la conversion de l’objet, en tant que pur être en soi, dans le pour soi de la conscience qui le nie, en ceci qu’elle le soumet à la perception selon le mode de son appropriation. La conversion de l’en soi dans le pour soi est ainsi ce qui fonde l’appropriation de l’objet tel qu’il existe dans le monde, en conformité au projet que le sujet se donne tant qu’il réalise ce rapport appropriatif. Mais la qualité de l’objet ne se réduit pas pour autant à un simple mode de projection du sujet sur la chose qu’il nie dans son appropriation, comme si la couleur verte n’était qu’un mode subjectif d’appréhension du citron[15]. La résistance que l’objet oppose à mon effort de m’en approprier produit sur moi, elle aussi, l’impression de son qualité, et c’est à partir de la considération de cette résistance que Sartre nous invite à analyser la qualité du visqueux.

Je ne peux qualifier par comparaison, écrit Sartre, une série d’objets comme visqueux (un sourire, une attitude, un sentiment, une personne), qu’à condition d’avoir du visqueux, au préalable, une intuition originale[16]. Cependant, si le sentiment de viscosité doit être rapporté au projet de l’être au monde ainsi pensé, encore faut-il se rappeler que ce projet moyennant lequel l’homme humanise le monde par le travail se trouve lié, nous l’avons vu, au plan de son appropriation instrumentale. L’appropriation négatrice dont Sartre fait état signifie, si l’on revient à Bataille, que l’élément du monde se trouve pris en tant qu’ustensile séparé du sujet : il cesse d’avoir un rapport de participation intime du moment qu’il se voit considéré non pas en soi même, mais en tant que moyen pour une autre chose.

Or, si le surgissement du pour soi à l’être est appropriatif, le visqueux perçu ne serait, à son tour, que le visqueux révélé dans le cadre de cette appropriation, au sens où ce qui me lie au visqueux c’est que projette devenir le fondement de son être pour m’en approprier[17]. La qualité du visqueux sera du même coup semblable aux plusieurs rencontres marqués par le projet d’appropriation.

Mais c’est justement dans le cadre de ce projet appropriatif, explique lumineusement Sartre, que l’élément visqueux se révèle et déploie sa viscosité. Au projet d’appropriation instrumental des choses, le visqueux répond de par son être, avec sa propre matérialité, par la manière particulière qu’il a de saisir celui à qui il se donne ; c’est comme si la viscosité, dans son contact, était le sens d’être, de l’être en soi, qui demande un rapport d’intimité de la part de celui qui croit pouvoir s’en approprier dans l’extériorité neutre de son usage instrumental. Ceci étant, Sartre aurait beau refusé tout type d’adhésion à la pensée de G. Bataille, on voit clairement, dans son impeccable analyse de l’élément visqueux, la dimension souveraine visée par Bataille, séparée de la sphère instrumentale de la chose utile pour exiger un lien de participation intime qui fait écrouler le projet de son appropriation23. L’élément visqueux, écrit Sartre, est un être qui, tout en se laissant posséder, ne se laisse approprier jamais, puisqu’il roule sur nous et s’unit à nous au moment que l’on veut se débarrasser de lui. Il a « une instabilité fixe qui décourage sa possession »24. Il nous échappe comme de l’eau, mais on ne peut pas s’approprier de cette propriété qu’il a de s’échapper (pour se laver, par exemple), car il se renie également en tant que fuite, en se collant au corps sur lequel il fuit. Sa fuite liquide ne demeure pas moins une permanence solide qui s’en va sans vraiment s’en aller.

De ce fait là, alors que l’activité humaine se définit en tant que médiation négatrice, dans son projet appropriatif de l’élément du monde, il s’avère, dans le visqueux, une résistance qui refuse de s’anéantir dans son être, en même temps qu’une mollesse qui serait un s’anéantir à mi-chemin25. Le visqueux se laisse comprimer, on a le sentiment que l’on peut le posséder, mais c’est lui qui se colle sur moi, c’est lui qui me possède quand je crois le posséder. C’est bien là son caractère essentiel : sa mollesse fait ventouse. Il se distingue de l’objet solide qui se laisse lâcher quand je le veux, dont l’inertie symbolise la puissance du pour soi qui s’approprie de l’en soi. Tandis que la possession affirme la primauté du pour soi dans la composition de l’en soi pour soi, le visqueux inverse les termes : le pour soi qui en principe s’approprie de l’en soi, se voit tout d’un coup pris par l’en soi qui s’attache à lui. Je veux le lâcher, mais déjà le visqueux s’est-il adhéré à moi. Il m’aspire, il veut de moi une participation. Il est, décrit Sartre, une activité molle et salivante d’aspiration, à vivre entre mes doigts et que je ressent comme un vertige : il m’attire tel le fond d’un précipice26.

Il s’ensuit, ajoute Sartre, une espèce de fascination tactile par le visqueux qui me domine dans le processus de son appropriation ; je n’arrive plus à le détenir, il continue, malgré moi même. Quand bien même il se donne avec la docilité suprême de l’être possédé, au moment où l’on ne le veux plus il réalise, sous cette docilité, une « appropriation dissimulée du possesseur par le possédé ». Le symbole qui s’en détache c’est le même qui se déploie dans les thèmes des possessions vénéneuses27 : telle la tunique envoyée par Déjanire à

Héraclès, il est bien possible que l’en soi absorbe le pour soi, en l’attirant vers son contingence immanente. Son piège est une fluidité qui me retient : il m’invite à m’en approprier (semblable à la fluidité de l’élément liquide et à l’inertie de l’élément solide) et quand je m’en rends compte, c’est trop tard : c’est lui qui m’a saisie. Le visqueux est donc la revanche de l’en soi qui s’oppose à son usage : il

                                                                                                                                                                              

diachronique du projet, s’avère intolérable à l vision historiciste et phénoménologique de Jean-Paul Sartre.  24  J.-P. SARTRE, L’Être et le néant, Idem, p. 654.

  • Ibidem.
  • Idem, pp. 654-56.
  • Idem, p. 655.

est ce qui reste de l’élément du monde dont je croyais pouvoir disposer sans y participer, en vue d’une finalité extérieure, sous la forme de l’ustensile. Sa succion esquisse l’intimité de la participation, en rétablissant une continuité de sa substance avec moi même. D’où le tourment de la métamorphose qui hante sans cesse le rapport au visqueux : auprès de lui, je risque de perdre l’identité qui m’en sépare, comme si j’étais voué à me dissoudre dans sa viscosité[18].

Si Freud voit alors, dans la viscosité de la libido, un élément inanalysable, impossible à modifier, au point de la concevoir sous le mode d’un facteur constitutionnel constant qui s’aggrave avec l’âge, force est-il de reconnaître, dans cet aspect de viscosité, la dimension non utilisable que la libido manifeste dans notre expérience. Il en dérive la permanence inévitable, en tout traitement, d’un résidu symptomatique impossible à dissiper, en dépit des meilleurs efforts thérapeutiques. Il ne s’agit pas d’une insuffisance thérapeutique qu’un amendement technique serait à même de combler : il est plutôt question de la composition libidinale du symptôme qui ne se laisse pas conduire dans la voie du traitement. Ce qui s’avère, dans cette adhérence du sujet au symptôme intraitable, c’est la viscosité de la libido elle-même dont la présence s’atteste, aux yeux de Freud, sous la forme de l’énergie non utilisable, comparable au facteur d’entropie dans un système thermodynamique29. Ceci nous oblige à la considérer selon la condition souveraine, décrite par Bataille, à propos de ce qui ne sert à rien, et qui de même coup s’oppose, dans le cas de l’expérience analytique, à toute sorte de finalité thérapeutique.

Mais ce constat ne doit pas pour autant nous conduire à une attitude nihiliste au regard de ce que l’on peut espérer d’une analyse. A l’en croire le proverbe : « ce qui n’a plus de remède, cela est déjà remédié », il faudrait plutôt concevoir cette dimension irrémédiable du symptôme en tant que solution possible à ce que l’on ne peut pas traiter. Ainsi, du même que, pour Bataille, le grand problème de la condition humaine concerne le désir, manifesté par le sujet, d’échapper à la condition instrumentale de l’objet chose qui le détermine, dans le monde humanisé par le travail, sans pour autant revenir à l’intimité indifférenciée qu’il maintenait avec le monde, dans sa condition animale, du même le drame auquel répond le symptôme se trouve lié à la nécessité subjective de concilier la satisfaction libidinale, en principe souveraine, avec l’usage instrumental que la culture exige que le sujet en fasse. Chez Bataille, nous l’avons vu, la fête serait la solution au problème de la recherche pour l’intimité perdue dans le monde instrumentalisé par le travail ; elle est le moyen par quoi l’organisation sociale contient le désir de l’intimité indifférenciée au dedans des limites déterminées dans le calendrier des jours ouvriers. L’organisation sociale de la fête serait une tentative d’enchaîner le déchaîné, en l’entourant dans les frontières d’une réalité dont elle serait la propre négation.

Que dire alors du symptôme psychanalytique, qui se laisse déchiffrer comme un message, tout en gardant l’opacité de la jouissance autistique que le recours au langage n’arrive point à modifier ? Ne faudrait-il concevoir la solution sinthômale (à s’écrire maintenant avec « th ») sous le mode d’une tentative homologue d’enchaîner le déchaîné ? Le sinthôme ne serait-il finalement, dans son résidu intraitable, la seule possibilité dont dispose le sujet de mettre en rapport, dans la chaîne signifiante, ce qui ne saurait point y être rapporté, à savoir le mode de satisfaction auquel il tient mais que le discours sous lequel il se détermine n’autorise guère à signifier ?

[1] Ce texte est la version modifiée d’une conférence présentée lors de la I. Rencontre de Psychanalyse et philosophie qui a eu lieu à l’Université de São Paulo, en Novembre 2004. Il a été publié dans le n. 111 de la revue Kritérion, aussi bien qu’en français dans le n. 22 des Lettres de la société de psychanalyse freudienne.

[2] G. BATAILLE, “Théorie de la religion”, in Œuvres complètes, VII, Paris, Gallimard, 1976, p. 297

[3] M. HEIDEGGER, “La question de la technique” e “Science et méditation”, in Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, pp. 32 e 68.

[4]  G. BATAILLE, Idem, p. 298.

[5] Idem.

[6] Ibidem.

[7] Idem, p. 62.

[8] On songe ici, bien entendu, à la formulation de Bernard Baas, lorsqu’il propose, en conjuguant Bataille avec Kant, que le schéma du sacrifice soit le sacrifice du schéma, c’est-à-dire « le sacrifice d’un objet de l’expérience (le cas échéant : l’objet chose) au statut d’un objet extime ». (B. BAAS, Le désir pur : parcours philosophique dans les parages de J. Lacan. Paris: Vrin, 2001, p. 153).

[9] 9  Idem, p. 308.

[10] Ibidem.

[11] G. BATAILLE, L’Érotisme, Paris, Minuit, 1957, p. 169.

[12] Idem, p. 174. 17

  1. FREUD, “Bruschstück einer Hysterie-Analyse” [1905], in G. W., Frankfurt, Fischer Verlag, 1999, pp. 188-189.

[13] S. FREUD, “Drei Abhandlung zur Sexualtheorie” (1905), in G. W., t. V, pp. 78-79.

[14] S. FREUD, “Die endliche und die unendliche Analyse” (1937), in G.W., t. XVI, p. 87.

[15] J.-P. SARTRE, L’Être et le néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 649.

[16] Idem, p. 651 et sq.

[17] Idem, p. 652. 23

 En ce qui concerne la position de Sartre à l’égard de Bataille, il faut lire l’implacable critique intitulée « Un nouveau mystique » (J.-P. SARTRE, Situations, Paris, Gallimard, 1976, pp. 133-74). On y vérifie (p. 157 et passim) combien le refus, de la part de Bataille, de la dimension

[18] Ibidem. 29

  1. FREUD, S. FREUD, “Die endliche und die unendliche Analyse” (1937), op. cit., p. 87.